Faut-il sauver la forêt primaire ?

Faut-il sauver la forêt primaire ?

De plus en plus rares, les forêts primaires sont en quelque sorte des vestiges du passé. Elles sont apparues il y a 380 millions d’années, et jusqu’à la naissance de l’humanité, toutes les forêts étaient des forêts primaires. Si leur superficie se réduit d’année en année à un rythme effréné, elles continuent à recouvrir 36% de la superficie forestière mondiale, soit environ 1,35 milliards d’hectares. En outre, on entend de plus en plus parler de recréer des forêts primaires en France, au nom de la préservation de l’environnement et de la biodiversité. Mais au juste, lorsque l’on parle de forêts primaires, de quoi parle-t-on ?

Qu’est-ce qu’une forêt primaire ?

  • Forêt primaire et forêt secondaire

Une forêt primaire, aussi appelée forêt vierge, est une forêt où aucune trace d’activité humaine présente ou passée n’est visible. Ce genre de forêt n’est donc naturellement pas géré, et est composé d’essences indigènes. La forêt primaire s’oppose à la forêt secondaire. Une forêt devient secondaire dès lors que l’homme y intervient pour son exploitation, ou encore en modifiant la composition des essences. Néanmoins, une forêt secondaire peut devenir - ou redevenir - primaire si l’homme cesse complètement d’y intervenir pendant une période de temps suffisamment longue. De la même façon, on estime qu’une friche peut devenir une forêt vierge en 700 à 1000 ans de développement, selon le climat. Ainsi, les forêts équatoriales peuvent devenir des forêts primaires beaucoup plus rapidement que les forêts tempérées car les arbres y poussent toute l’année contre seulement 5 à 6 mois par an pour les forêts tempérées. 

  • Forêt primaire et forêt ancienne

La notion de forêt primaire ne doit pas être confondue avec celle de forêt ancienne. En effet, une forêt ancienne est une forêt établie sur un sol dont la continuité boisée existe depuis plusieurs siècles. Selon les experts ou le pays en question, la durée avant que l’on considère une forêt comme ancienne varie. En France, on estime généralement qu’une forêt ancienne est une forêt qui existait déjà lors du minimum forestier autour de 1830, c’est-à-dire lorsque la taux de boisement en France était à un minimum historique. C’est d’ailleurs la carte de l’état-major (1818-1866) qui fournit le meilleur support pour la cartographie des forêts anciennes. Une forêt primaire est donc une forêt ancienne, mais la réciproque est fausse puisque une forêt ancienne peut très bien être exploitée, et ne contenir que des arbres très jeunes. 

Quels sont les différents types de forêts primaires ?

Aujourd’hui, il existe deux types de forêts primaires, selon le climat dans lequel elles évoluent : les forêts primaires des plaines équatoriales et les forêts primaires tempérées de plaine. 

  • Les forêts primaires des plaines équatoriales

Contrairement aux idées reçues, toutes les forêts tropicales ne sont pas des forêts primaires. Les forêts vierges équatoriales correspondent davantage à l’idée que l’on se fait d’une forêt primaire. Elles se situent principalement en Amazonie, en Indonésie, en Mélanésie, dans le Bassin du Congo, et en Guyane française et abritent des arbres de 50 voire 70 mètres de hauteur. La végétation y est si abondante qu’elle capte 98% de la lumière. Il y fait donc extrêmement sombre de jour comme de nuit. Il y pleut pratiquement tous les jours à tel point qu’il y règne une brume quasi constante. La chute d’un grand arbre mort entraîne un chablis - le terme chablis désigne à la fois l’arbre tombé et le trou que sa chute crée - pouvant atteindre une superficie allant jusqu’à 1 ha, car les lianes accrochées à l’arbre entraînent la chute des arbres autour. Cela laisse entrer davantage de lumière dans la forêt et permet ainsi la pousse de nouveaux arbres et l’entrée dans un nouveau cycle pour la forêt. Paradoxalement, les essences d’arbres rares y sont omniprésentes alors que les essences communes y sont quasiment absentes. Les forêts vierges tropicales abritent de nombreuses essences à tel point qu’il n’est pas rare d’observer plusieurs centaines d’essences différentes sur un seul hectare, et de devoir marcher plus de 100km pour croiser deux fois la même essence. Peu importe où elles se trouvent sur le globe, ces forêts se ressemblent toutes, mais elles abritent des plantes et des animaux différents. Si depuis des millénaires, les populations indigènes humaines ne les ont jamais détruites, c’est parce qu’elles en dépendent pour leurs ressources quotidiennes, leur abris, ou encore leur culture.

  • Les forêts primaires tempérées des plaines

Les forêts primaires tempérées de plaine ressemblent beaucoup plus aux forêts que nous avons l’habitude de voir ici en Europe, car elles se développent dans un climat similaire. On en trouve en Colombie-Britannique, sur la Côte Ouest des Etats-Unis, en Tasmanie, en Nouvelle-Zélande, ou encore au sud de l’Amérique du Sud. Il en reste très peu en Europe puisqu’elles ne représentent que 1 à 3% de la surface forestière du continent, la plus grande d’entre elles étant la forêt de Białowieża en Pologne. Celle-ci est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO et s’étend sur une superficie de plus de 140 000 ha. Elle abrite 26 essences d’arbre, dont les 25 plus grandes d’Europe, ainsi que plus de 20 000 espèces d’animaux et de végétaux. Depuis plusieurs années, cette forêt est toutefois menacée par la volonté de l’État polonais de commercialiser son bois. En effet, l’Office National des Forêts polonais a profité d’une épidémie de coléoptères xylophages, rongeurs de bois, pour y augmenter les abattages de bois, en prétexatnt vouloir ainsi endiguer l’épidémie. Près de 700 hectares auraient ainsi été rasés, avant qu’une importante mobilisation d’activistes et d’ONG ainsi qu’une intervention de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) ne permette de mettre fin aux abattages. La CJUE a condamné la Pologne pour non-respect de la législation sur la protection de l’environnement, mais en octobre dernier, les autorités ont annoncé une reprise des coupes à une échelle moins importante, ce qui laisse craindre pour le futur de cette forêt et de son caractère primaire.

La forêt de Białowieża abrite la plus grande population de bisons d'Europe.

La forêt de Białowieża abrite la plus grande population de bisons d'Europe.

Quel est le rôle des forêts primaires pour l’écologie et la biodiversité ?

  • Les forêts primaires sont des puits de carbone importants

Les forêts primaires sont, au même titre que les autres forêts, des puits de carbone naturels. Elles séquestrent du CO2 en croissant puis le stockent dans le bois, le sol, et la litière forestière. Cependant, puisqu’on y trouve de nombreux arbres âgés de plusieurs centaines, voire milliers d'années, le carbone y est stocké beaucoup plus longtemps que dans les autres forêts. Ainsi, la forêt primaire du bassin du Congo stocke l’équivalent de 10 ans d'émissions mondiales de carbone. 

  • Les forêts primaires abritent une biodiversité luxuriante

Par ailleurs, les forêts vierges abritent des milliers d’espèces végétales et animales qui ne vivent souvent nulle part ailleurs. Nombre de ces espèces reste méconnues, car elles sont très difficiles à trouver, et les occasions de les étudier sont donc rares. On estime d’ailleurs que plusieurs milliers d’autres espèces dont nous ignorons jusqu'à l’existence y vivent. Les forêts équatoriales sont celles qui abritent le plus d’espèces : environ 5 fois plus que dans les forêts secondaires. Selon Francis Hallé, célèbre botaniste et défenseur des forêts primaires, “la forêt primaire offre le maximum de biodiversité, le maximum de captation du CO2, le maximum de fixation du carbone, le maximum de fertilité des sols et le maximum de stabilité des sols puisque les arbres favorisent la descente des eaux de pluie jusqu’aux racines.”

Pourquoi les forêts primaires sont-elles en danger ?

  • Les forêts primaires disparaissent à un rythme croissant

Au cours du siècle dernier, l’ONU Environnement estime que 80% des forêts primaires ont été détruites. Le rythme actuel de destruction des forêts primaires est de 15M d’hectares annuels, soit davantage que la superficie de l’Angleterre et du Pays de Galles combiné. Dans la forêt vierge du Bassin du Congo, ce rythme a doublé en quelques années pour atteindre 4M d’hectares par an. Cette destruction est liée à divers facteurs. Le premier élément à prendre en compte est le fait que de nombreuses forêts primaires ont été exploitées au cours du XXème siècle pour les besoins de l’industrie, de la construction, ou encore de l’approvisionnement en énergie, faisant d’elles des forêts secondaires. Lorsqu’une forêt vierge est mise en gestion, elle perd son statut de forêt primaire. Mais il est important de rappeler que selon la méthode de gestion qui est employée, l’impact sur la forêt sera plus ou moins important.

  • Les conséquences de l’activité humaine sur les forêts primaires

Parmi les menaces principales qui pèsent actuellement sur les forêts primaires, il y a la déforestation. Les forêts primaires tropicales sont en particulier touchées par ce phénomène. La déforestation y a fortement accéléré depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro au Brésil en 2018, qui n’a cessé d’alléger les mesures de protection de la forêt brésilienne (qui représente 60% de la forêt amazonienne, dont une grande partie reste vierge) afin d’en faciliter l’exploitation. Dans certaines régions telles que celle du Bassin du Congo, l’accélération de la déforestation s’explique aussi par la forte croissance démographique qui génère une explosion des besoins en bois, mais aussi la nécessité de trouver de nouvelles terres à cultiver. En outre, les phénomènes de déforestation illégale sont relativement récurrents et difficiles à contrôler. Il faut également mentionner les effets du changement climatique. Si les forêts primaires en elle-même résistent relativement bien aux changements de température, ceux-ci ont pour conséquence d’augmenter la fréquence et l’intensité des feux de forêt, qui sont également plus difficiles à maîtriser. En 2019, par exemple, les feux de forêt en Amazonie ont augmenté de 60% selon WWF, dont une partie importante a touché des forêts vierges. Par ailleurs, les activités agricoles à proximité des forêts primaires ont tendance à dégrader la qualité de leurs sols, rendant plus difficiles la pousse de nouveaux arbres ou de nouvelles plantes, ce qui a pour conséquence de perturber l’ensemble de l'écosystème.

Au Brésil, dans le parc national d’Iguacu, la forêt vierge tropicale rencontre les terres agricoles. À la suite des élections présidentielles de 2018, le rythme de la déforestation s'est accéléré dans la région.

Au Brésil, dans le parc national d’Iguacu, la forêt vierge tropicale rencontre les terres agricoles. À la suite des élections présidentielles de 2018, le rythme de la déforestation s'est accéléré dans la région.

Bientôt une forêt vierge en Europe de l’Ouest ?

  • Une forêt primaire en Europe de l’Ouest pour répondre aux enjeux écologiques actuels

L’Association Francis Hallé développe depuis plusieurs années l’idée de faire renaître une forêt primaire en Europe de l’Ouest. L’objectif de l’association est ainsi de lutter contre le réchauffement climatique et de reconstituer un réservoir de biodiversité. Selon Francis Hallé, un tel projet permettrait également d’assurer l’abondance et la qualité des ressources hydriques et de contribuer à la “protection de la vie humaine contre les pandémies grâce au maintien et au développement d’écosystèmes suffisamment vastes et variés pour garantir un bon équilibre du vivant dans son ensemble”. Pour ce faire, l’association estime qu’il sera nécessaire de laisser un terrain de 70 000 ha se développer à l’abri de toute intervention humaine pendant 800 à 1000 ans. Cette forêt est donc une perspective de long terme, mais ses bienfaits, notamment en termes de captation carbone, se feraient sentir beaucoup plus tôt.

  • Un projet qui n’est pas exempte de critiques

Cependant, ce projet ne fait pas l’unanimité. En effet, de nombreux spécialistes insistent sur le fait qu’une forêt non gérée n’est pas forcément plus écologique. Cela s’explique par le fait qu’une forêt en croissance séquestre le carbone à un rythme plus rapide qu’une forêt arrivée à maturation. En outre, le fait de gérer une forêt et d’y prélever du bois offre la possibilité de stocker du carbone supplémentaire en dehors de la forêt, par exemple dans des poutres de construction, ce qui n’est pas possible avec une forêt vierge. 

Par ailleurs, l'une des caractéristiques des forêts primaires est qu’une quantité importante de bois mort y jonche le sol. Si celui-ci permet à la flore de se régénérer naturellement,  certains experts craignent que le bois mort au sol favorise également la propagation des feux de forêts, qui relâchent des quantités très importantes de carbone dans l’atmosphère, et les rend plus difficiles à maîtriser. 

De plus, dans le cas d’une absence de gestion, certaines populations d'arbres peuvent se retrouver dans une impasse sylvicole. C’est notamment ce qui s’est produit dans la forêt de Fontainebleau lorsque Louis XIV a décidé d’y laisser une partie libre de toute intervention humaine. Les hêtres y ont rapidement remplacé les chênes, pourtant plus à même d’affronter les sécheresses et donc aujourd’hui plus adaptés pour faire face au changement climatique. Enfin, gérer une forêt permet d’y endiguer plus facilement les épidémies et de l’aider à s’adapter à l’évolution rapide des conditions climatiques que l’on connaît actuellement. Nous reviendrons sur ce débat entre forêt gérée et non gérée dans un prochain article.



En définitive, même si la restauration de forêts primaires est parfois la cible de quelques critiques et au-delà de sa comparaison avec la forêt secondaire, ne perdons pas de vue que la forêt primaire possède de nombreux bénéfices en termes de préservation de la biodiversité ou de stockage du carbone. Et plus simplement les forêts primaires sont une manifestation magnifique de la nature, occupant une place importante dans l’imaginaire collectif, où les forêts vierges restent drapées d’une aura mystérieuse et sauvage qui explique pourquoi la question de leur préservation déchaîne tant les passions.

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