Le puzzle de la forêt française : le défi du morcellement et ses solutions

Le puzzle de la forêt française : le défi du morcellement et ses solutions

En 2023, près d’un français sur 20 est propriétaire d’une parcelle forestière. Autrement dit, la forêt française métropolitaine est détenue à 75% par plus de 3,2 millions de propriétaires privés, les 25% restants relevant du domaine public (forêts domaniales, communales, etc.).  Ce chiffre, en apparence élevé, cache en réalité de grandes disparités quant aux surfaces respectives détenues par ces propriétaires forestiers. En effet, près de 67% des propriétaires détiennent moins d’un hectare de forêt, et la superficie moyenne d’une propriété forestière avoisine les 3,8 hectares. Seuls 1,5% de ces propriétaires détiennent plus de 25 hectares, ce qui représente la moitié de la forêt privée.

Héritage d’un cadastre souvent compliqué et de logiques successorales, ce morcellement des massifs forestiers pose aujourd’hui différents problèmes d’ordre économique ou environnemental: par exemple, de nombreux propriétaires détiennent une superficie trop petite pour y appliquer une quelconque gestion sylvicole et abandonnent ainsi la gestion de leurs parcelles. 

Dans cet article, après être revenus brièvement sur l’histoire de la forêt française ayant conduit à un tel morcellement, nous reviendrons sur les difficultés économiques et sylvicoles engendrées par cette situation avant d’aborder le sujet du remembrement forestier, les difficultés qu’il soulève et les initiatives privées et publiques existantes. 

Un peu d’histoire : pourquoi la forêt française est-elle aussi morcelée ?

Pendant des siècles, la forêt française fût considérée comme une ressource commune, gérée et exploitée de manière collective pour le bois, la chasse, la cueillette et l’agriculture. Toutefois, à compter du Moyen-Âge, les différents pouvoirs royaux ont commencé à exercer un contrôle de plus en plus important sur ces forêts: les forêts royales furent converties en réserves de chasse ainsi qu’en forêts de production, essentiellement pour alimenter les chantiers navals de l’époque. Au XIVe siècle, l’ordonnance de Brunoy (1346) est la première réglementation portant sur l’exploitation forestière, elle retire les droits d’usage dans les forêts royales. En 1699, l’Ordonnance de Colbert sur “le fait des Eaux et des Forêts”, instaure les prémices du code forestier, en unifiant le droit forestier, en organisant l’administration et en imposant à tout le royaume un mode d’exploitation uniforme des forêts. 

Après la Révolution Française, de nombreux biens nationaux sont vendus, y compris des forêts royales, qui sont alors divisées en petites parcelles et vendues aux enchères à des particuliers, mais aussi récupérées par l’Etat pour les forêts domaniales, et par d’autres collectivités. Cela s’accentue avec le règne de Napoléon III, durant lequel de nombreuses forêts publiques sont vendues pour rééquilibrer le budget de l’Etat, et qui généralise le partage des biens lors des successions.

Enfin, la substitution du bois de chauffage par le charbon, ainsi que la déprise agricole, qui entraîna le boisement spontané de terres autrefois consacrées à l’agriculture, ont permis une augmentation massive de la surface forestière. Il est en effet estimé que 60% de la superficie forestière actuelle est issue du reboisement d’anciennes terres agricoles, qui étaient à l’origine déjà très morcelées. C’est ce phénomène, couplé aux divisions de parcelles lors des successions, alors transmises en petits morceaux parfois imbriqués les uns dans les autres, qui a façonné la forêt d’aujourd’hui : une forêt extrêmement morcelée, dont de nombreux particuliers ne savent même pas qu’ils en sont propriétaires, ou bien ne savent pas où se situent leurs parcelles. 

La forêt Française aujourd'hui


Nombre de propriétaires forestiers et surfaces associées par catégories de surface en France métropolitaine. Source : Fransylva.

Nombre de propriétaires forestiers et surfaces associées par catégories de surface en France métropolitaine. Source : Fransylva.

Résultat de nombreux découpages administratifs et de multiples successions, la forêt française est aujourd’hui très morcelée comme le soulignent l’infographie ci-dessus et la vue aérienne ci-dessous. Certaines parcelles ne représentent que quelques mètres carrés au milieu de massifs de plusieurs centaines voire milliers d’hectares. 

Il est donc parfois extrêmement difficile de retrouver sa parcelle, d’autant plus que les limites du cadastre, le document administratif qui recense et identifie les propriétés foncières, ne sont pas toujours exactes et rarement identifiables par de réels éléments géographiques sur le terrain. 

Image d’un cadastre très morcelé à Morigny-Champigny (Essonne). Source: géoportail.gouv.fr

Image d’un cadastre très morcelé à Morigny-Champigny (Essonne). Source: géoportail.gouv.fr

Les difficultés induites par le morcellement

Avec une surface moyenne de 3,8 hectares par propriétaire, la forêt française est confrontée à des enjeux de plusieurs ordres: 

  • Une gestion facultative pour la grande majorité des propriétaires 

Le cadre légal actuel impose une gestion/exploitation forestière uniquement aux propriétaires de plus de 25 hectares. Si cette mesure tombe sous le sens pour les grands massifs forestiers, elle ne concerne en réalité que 40 000 personnes, et tous les autres propriétaires forestiers n’ont aucune obligation légale d’exploitation. Dans l’immense majorité des cas, ils ne conduisent alors aucune opération de gestion sylvicole. 

Les motivations des propriétaires sont également multiples et la production de bois n’est pas toujours la première sur la liste : lors d’une enquête de 2019 menée par le Réseau d’Observation de la Forêt Privée, l’exploitation sylvicole était uniquement le quatrième intérêt porté pour leurs forêts, après l’attachement affectif, la notion d’espace de liberté et la préservation de la biodiversité. 

  • Une équation économique difficile à atteindre 

Dans l’industrie, il est coutume de dire qu’il est très difficile d’exploiter une forêt de moins de 4 hectares, car l’augmentation des coûts de gestion et d’exploitation, liés à la mécanisation, ne peuvent pas être compensés par la vente d’un volume si faible de bois, parfois même trop faible pour être commercialisable. Les coûts d’exploitation sylvicole, mais aussi les temps de travaux, peuvent en effet tripler entre une parcelle de 10 hectares et une d’un hectare. Il est aussi courant de faire appel à un gestionnaire forestier pour superviser les coupes réalisées en forêt, gestionnaire qu’il faut rémunérer. C’est un équilibre financier très difficile à atteindre pour les petits propriétaires.

  • Une approche moins territoriale de la chasse 

Le morcellement ou la méconnaissance de leurs parcelles par les propriétaires constitue également un frein pour la gestion de la chasse. En effet, la taille minimale d’un territoire requis pour demander un bail de chasse étant fixé à 10 hectares, de nombreuses parcelles ne sont donc pas concernées par la chasse et laissent librement proliférer petit et grand gibier sans régulation aucune, avec des dégâts importants sur les massifs forestiers. 

S’il arrive que des chasseurs établissent plusieurs baux de chasse avec différents propriétaires, ceci afin de regrouper et de territorialiser leur territoire, dans l’ensemble cette fragmentation du territoire forestier reste un frein à une approche territoriale de la chasse, afin d’optimiser la régulation et minimiser les dégâts. 

  • Des risques environnementaux accrus 

L’absence de gestion de parcelles trop petites peut également entraîner des problèmes sanitaires, lorsque les peuplements sont touchés par une maladie qui risque alors de se propager aux parcelles voisines, ou même de sécurité, lorsque des arbres dépérissants risquent de tomber sur une route ou une ligne haute tension par exemple, et que le propriétaire ne s’en charge pas, car cela est trop coûteux ou alors car il ne le sait même pas.

Par ailleurs, le morcellement soulève également des problèmes dans la lutte contre le réchauffement climatique. Dans des régions comme la Provence-Alpes-Côte d’Azur et l’Occitanie, particulièrement touchées par les incendies, il est important d’entretenir des infrastructures comme les chemins débroussaillés, pour lutter contre les feux. Cependant, la multitude de propriétaires, ainsi que le manque de moyens des plus petits d’entre eux, sont un frein important à la réalisation de ces travaux.

  • Une complexe identification des propriétaires lors des transactions 

Lors des transactions forestières, l’ensemble des propriétaires doivent être réunis ou concertés pour procéder à la vente de certaines parcelles. Or, dans le cas où ces terres forestières ont été l’objet d’héritages et de successions, il arrive régulièrement que toute information (localisation exacte, dimensions, copropriétaires) soit perdue ou erronée, compliquant significativement les travaux nécessaires à la rédaction des actes de vente, allant dans certains cas jusqu’à bloquer une vente. 

Pour toutes ces raisons, une grande partie des forêts françaises ne sont pas ou très peu gérées, ce qui explique que près de la moitié de l’accroissement annuel de nos forêts n’est pas récolté. Cela représente évidemment un enjeu économique très important,  mais également écologique. En effet, c’est donc tout un stock de carbone qui ne sort pas de la forêt, ce qui n’est pas un problème en soi, mais l’absence de gestion, et donc le maintien de vieux arbres qui ont fini leur croissance, voire de peuplements dépérissants, limite la croissance des jeunes arbres, et donc la séquestration de carbone sur le long terme. C’est également un stock non négligeable de carbone qui n’est pas séquestré dans les produits bois, mais qui finira par se décomposer en forêt et sera donc relâché dans l’atmosphère.

Capital, accroissement annuel et prélèvement annuel en bois de la forêt française. Source : France Bois Forêt.<br>

Capital, accroissement annuel et prélèvement annuel en bois de la forêt française. Source : France Bois Forêt.<br>

Quelles solutions face au morcellement forestier ?

Face aux problèmes engendrés par le morcellement forestier, il existe plusieurs solutions. Si certaines sont en apparence des solutions temporaires, dans l’attente d’une réponse plus structurée, certaines initiatives privées ou publiques tentent également de répondre au problème du morcellement en apportant une solution plus appropriée, moins temporaire. 

  • La gestion commune: une solution peu coûteuse, peu engageante mais aux faibles résultats 

La première solution envisagée, et la moins coûteuse, est la gestion commune de petites parcelles limitrophes : plusieurs propriétaires s’associent pour réaliser des opérations sylvicoles, cela permet de réduire les frais de gestion. Cependant, ce mode de fonctionnement peut rapidement se confronter à de nombreux problèmes, lorsque les propriétaires ne s’entendent pas ou n'arrivent pas à se mettre d’accord sur le type de gestion à appliquer. C’est précisément l’approche de certaines coopératives forestières, qui vont regrouper de multiples propriétaires forestiers d’un même massif sous une gestion commune.  

  • Le remembrement, outil le plus durable dans la lutte contre le morcellement forestier

L’outil le plus durable pour répondre à l’enjeu du morcellement est ce que l’on appelle le remembrement forestier, c’est-à-dire le regroupement et la réorganisation des parcelles forestières pour optimiser leur gestion et leur exploitation. Techniquement, le remembrement consiste à fusionner des parcelles cadastrales, on entendra ici qu’il s’agit plus largement de regrouper des parcelles par l’achat pour en faciliter la gestion.

Le remembrement, ses enjeux et ses limites

Le remembrement forestier est la solution la plus durable pour répondre à l’enjeu du morcellement forestier, mais ça n’est pas la seule. Il existe de nombreuses solutions de coopération forestière permettant le regroupement de propriétaires, et non de propriétés : les associations syndicales, les coopératives, la rédaction de Plans Simples de Gestion concertés… Solution au morcellement des forêts françaises, le remembrement forestier constitue essentiellement un moyen pour:  

  • Apporter une réponse à l’enjeu de gestion sylvicole 

Le principal objectif du remembrement est de répondre à l’enjeu de gestion sylvicole. Nous l’avons vu, les coûts d’exploitation constituent le principal obstacle à la gestion de petites parcelles forestières, mais plus la surface exploitée augmente, plus les frais peuvent être compensés par la vente de bois, on peut ainsi envisager une exploitation rentable en regroupant plusieurs parcelles de faible surface. 

  • Présenter des garanties environnementales 

Le remembrement forestier ne présente pas d’avantages environnementaux en soi, mais il permet de réunir des petites parcelles jusque là non gérées, et ainsi d’atteindre des surfaces suffisantes pour les gérer. Si l’on applique une sylviculture respectueuse et proche de la nature, il aura alors un impact positif sur la forêt. Des travaux de balivage, par exemple, pourront avoir un impact en termes de stockage de carbone d’autant plus important que sa surface est élevée. En réalisant des éclaircies raisonnées sur une plus grande surface, on augmente potentiellement la séquestration de carbone, en permettant à la forêt de s'accroître davantage. 

Cependant, le morcellement peut être un atout pour la biodiversité, car il permet parfois la présence de lisières et de bosquets, il faut donc veiller à ne pas induire une homogénéisation trop intense des peuplements et paysages suite à un remembrement, en évitant les coupes rases-plantation notamment. De plus, une forêt non gérée abrite davantage de bois mort, sur pied ou au sol, qui constitue l’habitat de nombreuses espèces.

Toutefois, si son efficacité est reconnue, dans la pratique de nombreux verrous sont encore à faire sauter pour faciliter la pratique du remembrement:  

  • Des difficultés à retrouver l’information 

La première difficulté du remembrement est d’abord de retrouver et contacter les propriétaires des parcelles voisines ou enclavées. Elles appartiennent souvent à une multitude de propriétaires différents, et il arrive parfois que les propriétaires soient décédés, mais que les données de succession n’aient pas été actualisées. D’autant qu’il n’existe pas de procédure automatisée auprès des mairies (pour récupérer les informations cadastrales), il faut alors faire la demande parcelle après parcelle ce qui rend ce travail très chronophage.

  • Une pratique en apparence onéreuse 

Comme tout achat ou vente de propriété, le remembrement est une pratique onéreuse et lente, avec des actes notariés et donc des frais. Ceux-ci pouvaient auparavant s’élever à des montants aussi élevés que ceux des parcelles concernées, voire plus élevés. Toutefois, des initiatives publiques ont été lancées afin d’en réduire le coût et faciliter les opérations de remembrement:

  • En 2010, le droit forestier a été modifié afin d'encourager au remembrement. Avec ce texte, en cas de vente d’une parcelle boisée de moins de 4 hectares, sont favorisés à tout autre acquéreur, l'Etat et la commune si cette parcelle est limitrophe d’une forêt domaniale ou communale (droit de préemption), ainsi que le propriétaire privé voisin ou la commune, au choix du vendeur sinon (droit de préférence).
  • Depuis 2015 et la loi Macron, un plafonnement des frais de notaire à 10% de la valeur des petites parcelles forestières (<4ha) a apporté un correctif à cette situation, avec pour conséquence l’allongement des procédures, moins rentables pour les notaires peu enclins à constituer des dossiers. 

Par ailleurs, pour soutenir cette pratique certains départements prennent en charge une partie des frais de notaire et de géomètres. 


Les droits de priorité sur les terrains boisés. Source: preventimmo.fr

Les droits de priorité sur les terrains boisés. Source: preventimmo.fr

D’autres initiatives existent pour encourager au remembrement, c’est le cas de bourses foncières, mises en place par des syndicats et coopératives, qui visent à rapprocher les propriétaires forestiers, afin de regrouper les parcelles forestières par des systèmes d’échange, ventes et achats de petites parcelles. Les Safer (Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural) luttent également contre le morcellement, en s’engageant systématiquement à mener des actions de restructuration autour des parcelles qui leur sont confiées à la vente. Elles possèdent également un droit de préemption, mais uniquement pour les biens mixtes, c’est-à-dire composés de parcelles boisées et non boisées.

Sources :  Fransylva PACA; Le morcellement de la forêt privée : peut-on réduire ce handicap ?, Académie d'Agriculture de France; Les difficultés de gestion en petite forêt privée, Neosylva.

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